En octobre 2018, de centaines d’individus Batwa – un peuple indigène qui avait été expulsé du parc de Kahuzi-Biega – réoccupaient le parc par la force. A l’époque, leurs actions avaient surprises nombreux observateurs, d’autant plus que certains Batwa commençaient à s’allier avec des groupes rebelles, des coupeurs de bois illégaux et des commerçants de minerais. Jusqu’à présent, ces actions ont créé une destruction massive des ressources forestières, et entraîné plusieurs blessés et des morts. Dans un article récent pour le Journal of Peasant Studies, Fergus Simpson et Sara Geenen expliquent pourquoi les actions violentes des Batwa ne devaient pas du tout surprendre les observateurs.
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Dans les années 1970, le gouvernement zaïrois a déplacé de force les Batwa, un groupe de chasseurs-cueilleurs résidant dans divers pays d’Afrique centrale, du parc national de Kahuzi-Biega (Barume 2000). Depuis, les Batwa vivaient dans des conditions extrêmement précaires dans les alentours du parc. De temps en temps, ils rentraient dans le parc en petits groupes pour y chercher des ressources ou pratiquer leurs rituels coutumiers. Mais en 2018, après l’échec d’une tentative de leur acheter des terres en dehors du parc, plusieurs centaines ont violemment réoccupé certaines parties du parc. Une série d’affrontements a depuis coûté la vie à au moins onze Batwa, deux écogardes et un soldat du gouvernement.
Une fois de retour sur la terre de leurs ancêtres, les Batwa ont formé des alliances avec des groupes armés, des commerçants et des paysans pour exploiter les ressources du parc à la fois pour leur consommation personnelle et à des fins commerciales. Cela a conduit à la déforestation de centaines d’hectares de forêt. Certains chefs Batwa ont utilisé ces alliances pour acquérir un fort contrôle territorial sur certaines parties du parc et accumuler des richesses économiques.
La décision des Batwa de réoccuper le parc par la force ne doit pas être une surprise. Elle s’explique plutôt par au moins trois facteurs : 1) l’échec des voies formelles et légales, qui auraient pu leur donner des compensations financières ou matérielles, ou des droits d’accès à leurs terres ancestrales, 2) une intensification des menaces à leur dignité, leur identité, et leurs moyens de subsistance, et 3) la création des alliances avec des acteurs économiquement et politiquement plus puissants.
Violence lente et résistance quotidienne
Depuis des temps immémoriaux, les Batwa étaient les gardiens des forêts de Kahuzi-Biega. En 1970, par contre, le gouvernement zaïrois invalidait leurs droits fonciers coutumiers, transformant leurs forêts ancestrales en un lieu de stricte préservation, de recherche scientifique et de tourisme. Au cours des années 1970, l’agence congolaise de conservation (à l’époque l’Institut zaïrois pour la conservation de la nature), assistée par l’armée nationale, procédait à l’expulsion des habitants du parc. Souvent, ces habitants étaient expulsés par force et sans préavis. Selon des témoignages, des soldats se présentaient seulement en disant « vous n’êtes plus chez vous ».
Ainsi expulsés, les familles Batwa se sont installées dans des villages aux alentours du parc, où ils avaient très peu d’opportunités. Ils avaient un accès difficile aux écoles, ce qui a conduit à un faible taux d’alphabétisation parmi eux. Ils avaient également des difficultés d’accéder aux activités génératrices de revenus et étaient discriminés sur le marché de l’emploi. Ils vivaient dans des conditions dégradées et faisaient face à une mortalité élevé résultant de l’absence d’un régime alimentaire approprié, de l’absence d’eau et des installations sanitaires.
Les Batwa n’ont pas seulement été privés de leurs moyens de subsistance, ils étaient également coupés de leur identité d’habitants de la forêt et de leur spiritualité liée à la nature. Lorsqu’ils ont été séparés de la forêt, ils ont été séparés d’eux-mêmes. Cette érosion de leur identité et de leurs moyens de subsistance par la dépossession peut être considérée comme un processus de violence “lente”, que Robert Nixon (2011:2) décrit comme “une violence qui se produit progressivement et à l’abri des regards, une violence de destruction différée qui est dispersée dans le temps et l’espace, une violence attritionnelle qui n’est pas du tout considérée comme une violence”.
Cette violence, pourtant, n’a pas été sans contestation. Certains Batwa ont continué à rejoindre le parc, bien qu’ils le faisaient en secret. Les risques de répression étaient trop élevés à cause de la présence des éco-gardes armés et des punitions sévères. Leurs stratégies peuvent être considérées comme une résistance « quotidienne », pour emprunter le concept de James Scott (1989). Souvent à la tombée de la nuit, l’entrée illégale dans le parc pour collecter des ressources forestières et pratiquer des rituels coutumiers leur a permis non seulement de survivre, mais aussi de continuer à revendiquer leurs droits ancestraux sur cette terre.
Mais tout a changé en octobre 2018 lorsque les Batwa ont décidé de retourner en masse dans le parc, déclenchant de violents affrontements et une vague de destruction environnementale. Pendant ses recherches sur le terrain entre août 2019 et février 2020, Fergus Simpson et ses collègues congolais ont tenté de comprendre ce qui a conduit les Batwa à réoccuper leurs terres ancestrales.
Les stratégies pacifiques n’ont rien changé
Au début des années 2000, Minority Rights Group a travaillé avec l’ONG locale Environnement Ressources Naturelles et Développement pour créer une action en justice contre le gouvernement congolais. Une affaire a été portée devant le tribunal de grande instance de Bukavu en 2008, puis transférée à la cour d’appel en 2013. Elle proposait que les Batwa expulsés reçoivent des terres, une compensation financière et des droits d’accès à la forêt. L’affaire a été rejetée au motif qu’elle concernait un problème de constitutionnalité et devait donc être résolue au niveau national. Deux autres affaires ont été portées devant la Cour suprême de la RDC à Kinshasa en 2013 et devant l’Union africaine en 2015 ; toutes deux restent en suspens. À partir de 2014, Forest Peoples Programme a également facilité un processus de dialogue entre les Batwa et les autorités du parc pour se mettre d’accord sur une compensation appropriée et identifier des sites à l’intérieur du parc où les Batwa pourraient poursuivre leurs activités culturelles et de subsistance. Mais les négociations n’ont abouti à rien.
À la suite de ces échecs, les Batwa en sont venus à se méfier des ONG qui les soutenaient, comme l’illustre cette déclaration d’un chef Batwa :
Une ONG m’a invité à plusieurs réunions différentes, mais cette ONG ment en disant qu’elle va plaider pour nos droits et apporter des projets. Ils avalent l’argent et prétendent ensuite dans leurs rapports qu’ils plaident au nom des Batwa !
Les menaces se sont intensifiées
En août 2017, en prélude à la réoccupation massive, un homme Batwa et son fils se sont rendus dans le parc pour récolter des herbes médicinales. Ils y ont été abattus par des gardes du parc en patrouille, laissant le père blessé et son fils mort. Cette provocation a entraîné un soulèvement presque instantané. Les Batwa ont apporté le corps du garçon au siège du parc en signe de protestation. Au fil des heures, la tension a augmenté. Certains Batwa ont même commencé à brandir des bâtons et des machettes, menaçant de réoccuper le parc.
Dans les mois qui ont suivi le meurtre, un représentant des Batwa à Bukavu nous a raconté qu’un donateur international avait tenté d’acheter des terres pour que les Batwa puissent s’installer à l’extérieur du parc. Mais le directeur d’une ONG locale qui a reçu l’argent au nom des Batwa a ensuite acheté une maison et une voiture avec ce même argent. C’est à ce moment-là que les Batwa ont décidé de reprendre violemment la terre de leurs ancêtres par la force, estimant qu’ils ne pouvaient faire confiance à personne et qu’ils ne devaient compter que sur eux-mêmes pour reprendre ce qui leur revenait de droit.
De nouvelles opportunités se présentent
Dans la même périodes, les élections nationales de décembre 2018 présentaient un contexte favorable à la création des nouvelles alliances. Les Batwa en ont ainsi profité pour former des liens stratégiques avec des acteurs plus puissants. Tout d’abord, ils se sont alliés à des groupes armés non étatiques opérant dans le parc, ce qui leur a donné accès aux armes et aux soldats pour affirmer leur contrôle sur le territoire réoccupé. Les Maï-Maï Cisayura auraient aidé un groupe de Batwa à attaquer un poste de patrouille à Lemera, tuant un garde. Ces groupes armés à leur tour ont affirmé qu’ils “aidaient les Batwa à revendiquer leurs droits”. Ils s’en sont bien servi pour légitimer leur propre présence dans le parc, et continuer à extraire des minerais.
Deuxièmement, les Batwa ont collaboré avec des hommes d’affaires et des politiciens de la capitale provinciale Bukavu qui contrôlent généralement les réseaux commerciaux de la région. Ils leur ont donné accès au parc et ses ressources indispensables. En effet, dans les villages autour du parc, il y avait un va et vient des camions remplis des sacs de charbon de bois et de planches de bois avec destination Bukavu. Troisièmement, les Batwa ont approfondi leurs relations commerciales avec les paysans bantous afin d’accéder à l’expertise, au capital financier et à la technologie pour exploiter les ressources du parc. Un groupe de Batwa a même commencé à travailler avec des Bantous qui possèdent une tronçonneuse pour couper du bois à l’intérieur du parc.
Lutter contre la violence lente
Les observations ci-dessus révèlent que la réoccupation du parc par les Batwa a fait suite à des décennies de violence lente. Cette violence s’est manifestée par l’érosion progressive de leur identité et leur dignité. La réoccupation a aussi été précédé par nombreux autres incidents et donc ne devait pas venir comme une surprise.
Toutefois, les conséquences de cette réoccupation sont considérables. Au lieu d’une zone protégée, une grande partie du parc est devenu une zone exploitée. Cette transformation soulève d’autres questions : est-il possible que l’exclusion des groupes autochtones des zones protégés peut avoir l’effet pervers de modifier leur relation avec la terre de telle sorte qu’ils commencent à l’exploiter pour un gain commercial et utiliser la violence ?
Ce cas montre qu’il faut une meilleure compréhension des facteurs qui poussent les communautés à passer d’une résistance secrète à des formes ouvertement violentes de contestation de la conservation. Cela pourra aider à éviter des troubles sociaux et une destruction de l’environnement comme elle se présente actuellement à Kahuzi-Biega. Nous espérons également que ces recherches peuvent inspirer un mouvement contemporain de conservation plus durable sur le plan environnemental et plus juste sur le plan social pour les futures générations de populations autochtones.
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Barume, Albert Kwokwo. 2000. Heading Towards Extinction ? Indigenous Rights in Africa : Le cas des Twa du parc national de Kahuzi-Biega, République démocratique du Congo. IWGIA.
Nixon, Rob. 2011. La violence lente et l’environnementalisme des pauvres. Harvard University Press. www.jstor.org/stable/j.ctt2jbsgw.
Scott, James C. 1989. Everyday Forms of Resistance “. The Copenhagen Journal of Asian Studies 4 (1) : 33. https://doi.org/10.22439/cjas.v4i1.1765.